Le 16 décembre dernier, Nathalie Kosciusko-Morizet, l'actuelle ministre de l'écologie, a annoncé une série de mesure visant à réduire la consommation d'énergie et à améliorer l'efficacité énergétique. Parmi les mesures proposées, une a particulièrement retenu l'attention par son aspect symbolique, l'obligation pour les commerces d'éteindre leurs enseignes lumineuses entre 1h et 6h du matin, mesure qui entrera en vigueur le 1er juillet 2012. Au-delà de l'aspect symbolique (personne n'a jamais prouvé, et pour cause, qu'éclairer la nuit les enseignes lumineuses faisait vendre le lendemain, a fortiori entre 1h et 6h du matin), on peut s'interroger sur l'impact réel d'une telle mesure.
Selon le communiqué de presse du ministère de l'écologie, "le parc d’enseignes lumineuses représente une puissance installée de près de 750 MW, la moitié de celle d’un EPR (...) une économie d'électricité équivalente à la consommation annuelle de 260.000 ménages français"
Si l'on ne va pas plus loin que les mots, tout dans ce communiqué est vrai : 750 MW représente bien la moitié d'un réacteur EPR, et la consommation des enseignes lumineuses correspond bien à celle de 260 000 ménages. Tout est-il si simple ?
Tout le problème vient du fait que ce communiqué mélange allègrement puissance et énergie. En effet, si les ménages et les enseignes consomment la même énergie, cette consommation n'a pas lieu au même moment. Pour le comprendre, il suffit de s'intéresser au schéma suivant. Il s'agit des statistiques de RTE, l'entreprise publique chargée du réseau de distribution d'électricité en France, qui montre la consommation d'électricité un jour au hasard de décembre dernier (le mercredi 14, précisément) quart d'heure par quart d'heure, mais en terme de puissance électrique. Rappelons que l'on passe simplement de la puissance à l'énergie en multipliant la puissance par le temps durant lequel elle est consommée. (le mois de décembre ayant été particulièrement doux en France, la consommation est nettement moins élevée qu'à l'habitude, mais ça ne change rien à l'explication.)
Ce que l'on constate sur cette figure, c'est que comme l'on pouvait s'en douter, la consommation d'électricité est très nettement plus élevée la journée que la nuit, avec un pic de consommation entre 18h et 20h quand les gens font tourner leur chauffage électrique à fond... Ainsi le 14 décembre dernier, le pic de consommation a été de 77 GW (plutôt faible par rapport à un mois de décembre "normal" où ce pic est généralement au dessus de 90 GW).
ça c'était pour le maximum de consommation. Regardons maintenant ce qui se passe entre 1h et 6h du matin, puisqu'il s'agit du créneau horaire concerné par la mesure. Sur ce créneau, la consommation d'électricité a été en permanence inférieure à 60 GW (là encore, elle aurait été plus élevée un mois de décembre "normal", mais serait restée très inférieure à celle observée la journée). Une chose est sûr, éteindre les enseignes lumineuses la nuit ne réduira pas la consommation la journée.
Puisque nous sommes dans les statistiques, le site de RTE donnent également la répartition de la production par filière, là encore quart d'heure par quart d'heure. Si l'on regarde ces statistiques, on s'aperçoit que la production "de nuit" est issue pour sa quasi totalité du nucléaire, et un peu de l'éolien (le vent souffle autant la nuit que le jour). à 19h, la production nucléaire n'est que légèrement supérieure (on n'arrête pas ou ne démarre pas une centrale nucléaire d'une heure à l'autre), toute la différence est due à l'hydraulique (on peut choisir quand on ouvre les vannes des barrages)...et aux centrales à charbon (2,7 GW), à gaz (2,2 GW) et au fioul (350 MW). En conséquence, les émissions de CO2 estimées sont environ deux fois plus élevées à 19h qu'à 3h du matin. (un jour de décembre "normal", la tendance est exactement la même, mais avec très nettement plus de gaz, de charbon et de fioul mis en oeuvre à 19h).
Maintenant que nous avons vu ces chiffres, réfléchissons un peu : que se passera-t-il si nous éteignons toutes les enseignes entre 1h et 6h du matin. Sur ce créneau horaire la production est principalement nucléaire, et un peu éolienne. Comme on ne va tout de même pas supprimer des éoliennes, nous pouvons donc supprimer un vieux réacteur nucléaire (750 MW c'est à peu près la puissance des plus vieux). Mais si nous arrêtons ce réacteur, il ne produira pas à 19h, heure où la demande n'aura pas changée. Comme la production hydroélectrique est à son maximum en France, à l'heure actuelle la seule possibilité de fournir ces 750 MW manquant est... des centrales thermiques à gaz, charbon ou fioul ! On arriverait donc à la situation paradoxale où diminuer la consommation d'électricité pourrait entraîner une hausse des émissions de gaz à effet de serre !!
Est-ce que cela signifie que cette mesure ne sert à rien et qu'il faut laisser les enseignes lumineuses éclairées ?
évidemment non ! Ce raisonnement simple (mais tout à fait rigoureux au demeurant) montre simplement que cette mesure seule est non seulement inutile mais potentiellement néfaste si elle n'est pas accompagnée ! Dès lors quelles sont les solutions ? Elles sont de plusieurs type. Le nucléaire est une énergie de "base", mais nous avons également besoin d'autres sources de production pour les "pointes". Le problème vient ici soit du fort décalage de consommation entre la base et les pointes, soit de la manière de produire l'électricité lors de ces pointes. On peut (et doit !) donc jouer sur plusieurs leviers.
- le plus évident, mais qui est à long terme : développer de nouveau systèmes de stockages de l'électricité performants et à grande échelle, pour utiliser pendant les pointes de consommation l'électricité produite durant les creux (stockage chimique, ...).
- développer des moyens production d'électricité plus propres que le gaz, le charbon et le fioul et pouvant répondre à la demande aux heures de pointes (biomasse, ...)
- atténuer la différence d'amplitude creux-pointes ... notamment en arrêtant de promouvoir le chauffage électrique !
- atténuer la différence d'amplitude creux-pointes... en consommant plus aux heures creuses ! Le raisonnement est principalement basé sur le fait que si nous éteignons les enseignes lumineuses nous pouvons produire moins la nuit... mais nous pouvons également utiliser cette production "libérée" pour des applications de type rechargement de batteries de véhicules électriques.
Les possibilités de sortir de ce paradoxe qui ferait qu'à une diminution de notre consommation d'électricité correspondrait une hausse des émissions de gaz à effet de serre ne manque pas. Mais il faut que nos gouvernants aient la volonté politique d'aller au-delà des mesures symboliques, qui ont l'avantage de la quasi-gratuité, pour proposer des mesures d'accompagnement plus ambitieuses.